25
déc.
2025
“L’analyse de la fraude jette une lumière considérable sur le fonctionnement réel de la science. Elle éclaire à la fois les motivations du chercheur individuel et les mécanismes par lesquels la communauté scientifique valide et accepte les connaissances nouvelles. (…) ce n’est qu’en reconnaissant que la fraude est un phénomène endémique que l’on pourra comprendre la véritable nature de la science et de ses serviteurs.”
— William Broad et Nicholas Wade, La Souris truquée. Enquête sur la fraude scientifique, Le Seuil coll. Points Sciences (1982, trad. fr. 1987)
Les journalistes Broad et Wade avaient bien compris l’intérêt épistémologique et sociologique à étudier la fraude scientifique, ou son négatif, l’intégrité scientifique. Ce programme s’étant développé dans plusieurs directions, les sociologues Michel Dubois et Catherine Guaspare viennent de publier une somme intitulée L’Intégrité scientifique. Sociologie des bonnes pratiques. Dans cet ouvrage, ils se livrent à un quadruple exercice :
- décrire le paysage institutionnel de l’intégrité et son histoire
- présenter des cas de méconduite scientifique et leur traitement (le cas de Michael LaCour et deux cas anonymes)
- cartographier les travaux consacrés à l’intégrité scientifique, autour de quelques objets d’étude principaux (les pratiques discutables, la signature scientifique, les rétractations, l’évaluation post-publication, les causes des méconduites scientifiques)
- revenir sur quelques résultats obtenus par les auteurs sur différents terrains d’enquête.

Bref, une somme de 400 pages dans un format quasiment poche, qui a le mérite de brosser un panorama large ! Pour en rendre compte, j’ai traversé l’ouvrage en suivant quelques obsessions personnelles en matière d’intégrité scientifique (souvent chroniquées sur ce blog).
Pourquoi la mission science société du CNRS s’est occupée d’intégrité ?
J’ai toujours trouvé gênant que Jean-Pierre Alix, conseiller “Science-société” auprès de la présidence du CNRS, se soit vu confier la mission fraude scientifique au CNRS (voir ces deux tweets de décembre 2009). Pour moi, c’était une façon d’indiquer que les enjeux d’intégrité proviendraient de l’interface science-société, alors qu’à mon sens ils sont complètement endogènes à la recherche… L’ouvrage rappelle qu’Alix n’a pas chômé : il a participé aux travaux de l‘European Science Foundation sur l’intégrité (p. 25), il a participé à l’organisation de la première World Conference on Research Integrity en 2007 (p. 79), et il a rendu un rapport sur la fraude scientifique au Ministère en 2010 (p. 25), malheureusement resté sans effet (selon un témoin interrogé par les auteurs, p. 65).
Mais pour en revenir à ma question, le chapitre 18 relatant une enquête auprès des scientifiques de l’Inserm montre que 90 % des enquêtés associent le respect de l’intégrité scientifique à la confiance du public : l’intégrité scientifique est perçue comme un moyen de renforcer la légitimité et la crédibilité de la science aux yeux du grand public.
C’est la deuxième motivation la plus souvent invoquée, après la volonté de garantir la fiabilité des résultats de recherche. Pour Dubois et Guaspare, les chercheurs sont conscients que la science n’existe pas indépendamment de la société ; elle dépend du soutien et de la reconnaissance du public
. L’interdépendance entre intégrité scientifique et relations science-société serait donc justifiée, et pas seulement un prétexte ! D’autant que cette relation apparaît comme particulièrement présente chez les enquêtés les plus jeunes ayant un profil de type postdoctorant, contractuel et de moins de 40 ans
, une population qui exprime par ailleurs avec le plus d’intensité le sentiment d’une “crise grave” ou généralisée du lien entre science et société
.
Affaire Bihain
J’ai déterré en 2008 l’éditorial de la revue Science & Vie de 1998 consacré à l’affaire Bihain, qui regrettait amèrement que n’existe en France aucune déontologie scientifique
. J’ai déploré en 2015 que le traitement de l’affaire aussi bien par l’Inserm que par le Ministère fut lamentable (…) et si bien minoré qu’aujourd’hui cet épisode a été oublié (…) et brille par son absence sur la page Wikipédia dudit Bernard Bihain
. Je suis donc satisfait qu’en 2025, cette affaire fasse l’objet d’un encadré historique de deux pages (p. 363, appuyé sur Malscience de Nicolas Chevassus-au-Louis). Mais Dubois et Guaspare seraient bien intentionnés, dans une réédition de leur ouvrage, de corriger l’erreur sur la date du communiqué de l’Inserm paru en juin 2003 (et non en juin 2023 comme indiqué à deux reprises !). (Une autre coquille apparaît p. 178, où CRO est confondu avec RCO.)
Fraude dans la présentation des résultats de la recherche
J’aime l’approche de Daniele Fanelli consistant à redéfinir la fraude scientifique comme omission ou déformation de l’information nécessaire et suffisante pour évaluer la validité et l’importance d’une recherche. Cette manière de voir ramène la lutte contre la fraude scientifique sur le terrain de la communication des résultats, qui m’intéresse particulièrement. Et c’est une façon, selon lui, de rendre la fraude plus difficile en rendant impossible le mensonge par omission
. Cette idée est bien présente dans un tableau synthétiques des pratiques discutables (p. 55), où la présentation et l’interprétation des résultats sont associés aux pratiques discutables suivantes :
- la surinterprétation des résultats, l’exagération de leur nouveauté, de leur importance ou de leur applicabilité
- l’absence de transparence et d’exhaustivité dans la communication des méthodes, protocoles et conditions expérimentales utilisés
- l’omission (volontaire ou non) de données qui pourraient contredire une hypothèse
- la reformulation de l’hypothèse de départ pour qu’elle s’ajuste aux résultats obtenus
- le fait d’utiliser des travaux antérieurs sans les citer.
Affaire Voinnet
J’ai couvert à deux reprises sur ce blog l’affaire Voinnet, du nom de ce biologiste des plantes du CNRS au succès foudroyant, suspendu après enquête de son employeur suite à des accusations graves émises sur PubPeer concernant plus de 40 de ses articles ! J’étais impatient de lire ce que Dubois et Guaspare avaient à en dire… or ils y consacrent une étude de cas dans le chapitre “La biologie des plantes à l’épreuve de l’évaluation postpublication” (initialement publié dans la revue Zilsel). Cette analyse sociologique met en évidence les nouvelles formes de scepticisme organisé mises en œuvre par la communauté scientifique
(p. 284), qui ne sont pas du tout des espaces d’ignorance et de non-droit comme on les caricature parfois.
Mais pour des infos d’insider, on se tournera vers Michèle Leduc, ancienne présidente du Comité d’éthique du CNRS interrogée par les auteurs (p. 73) : on a rencontré beaucoup de difficultés pour faire admettre au président du CNRS de l’époque que son dispositif pour régler les questions d’intégrité scientifique n’était pas suffisant. … On lui a d’ailleurs dit bien avant le scandale autour d’Olivier Voinnet, dès 2012, avec un avis intitulé Nécessité d’une mise en place au CNRS de procédures en vue de promouvoir l’intégrité en recherche. (…) Notre avis de 2016 suggérait que le CNRS puisse faire comme l’Inserm. Cela n’a pas plu du tout ! Et pourtant l’affaire Voinnet, c’est tout de même la première fois que le CNRS, grande maison créée il y a plus de quatre-vingts ans, prenait des leçons de morale dans la grande presse. Il y a eu des articles dans Le Monde, dans Science, Nature, etc.
COPE (Committee on Publication Ethics)
Je suis fasciné par COPE, une alliance d’éditeurs qui fixe les bonnes pratiques en matière d’éthique, et dont les membres font tout l’inverse dès lors qu’ils doivent rétracter une publication, investiguer sur un signalement, etc. Ce paradoxe est peu traité dans l’ouvrage — Dubois et Guaspare rappellent seulement les conditions nécessaires fixées par COPE pour procéder à la rétractation d’une publication (p. 186) : un manque de fiabilité avérée des résultats publiés, la découverte d’un plagiat, une absence d’autorisation pour l’utilisation des données, une démarche de recherche contraire à l’éthique, un processus d’évaluation par les pairs compromis, un manque de transparence sur des conflits d’intérêts
.
Normes des enquêtes pour manquement à l’intégrité scientifique
Si vous ne connaissez pas le billet de blog “Open letter to CNRS” de Dorothy Bishop, lisez-le : il s’agit d’un échange en mars 2023 entre le référent intégrité scientifique du CNRS et les signataires d’une lettre ouverte relative au traitement des soupçons de fraude portés sur PubPeer contre une chercheuse française. On y découvre l’abîme qui existe entre le traitement par le CNRS de ce type d’affaires et les attentes des signataires : d’un côté le secret, une procédure codifiée, et une prudence toute administrative… et de l’autre la nécessité de réagir vite, même à un simple signalement PubPeer, pour dépolluer la littérature scientifique et sanctionner les coupables. Est-ce que Dubois et Guaspare analysent ce hiatus ?
Ils le font notamment en conclusion d’une étude de cas dans les humanités, qui met en lumière la complexité des dilemmes auxquels font face celles et ceux qui assument la responsabilité d’avoir à décider. Il leur revient de protéger l’intégrité scientifique de leurs organisations tout en évitant de nuire injustement aux personnes mises en cause. Il leur revient de trancher entre une approche de justice punitive, fréquemment identifiée aux signalements en ligne, et une approche de justice réparatrice qui privilégierait la possibilité de corriger les manquements plutôt que d’interrompre la carrière d’un chercheur. Il leur revient enfin de choisir entre agir dans la discrétion pour protéger les personnes ou agir en pleine lumière pour accroître la confiance de la communauté scientifique dans les processus décisionnels de ses institutions
(p. 134).
Concernant la confidentialité des enquêtes sur les allégations de fraude, on apprend dans le témoignage de la première déléguée à l’intégrité scientifique de l’Inserm, Martine Bungener, qu’il fut décidée à sa création en 1999 que les signalements ne devaient pas être anonymes : on garantissait une première période d’enquête interne et anonyme, et cela devenait public une fois suffisamment d’informations collectées
(p. 69). Procédure confirmée par le décret du 3 décembre 2021 relatif au respect des exigences scientifiques qui prévoit la confidentialité de la procédure de traitement des signalements
(p. 74). Origin story intéressante : le directeur général de l’Inserm de l’époque était marqué par sa rencontre avec le directeur des NIH, qui avait été confronté à une histoire compliquée. Cela l’avait beaucoup choqué : un chercheur qui avait été accusé à tort et qui s’était suicidé deux mois avant
(p. 68).
Le rapport de 2018 ayant conduit à la création de la Mission à l’intégrité scientifique du CNRS contenait trente-deux recommandations, dont le référent IS ne doit pas pouvoir s’autosaisir, mais doit pouvoir être saisi par quiconque est alerté par des allégations discutées dans la sphère publique
(p. 71). Le succès de PubPeer pose un problème aux référents à l’intégrité scientifique : le cadre règlementaire qui s’applique au traitement des signalements de méconduites n’a généralement pas imaginé une situation où les allégations proviendraient d’utilisateurs d’une plateforme en ligne qui seraient à la fois plusieurs, anonymes et sans lien officiel avec les institutions scientifiques
(p. 224). De quoi inspirer une réforme en profondeur des procédures ? D’autant qu’une enquête auprès des scientifiques du CNRS montre que pour la très grande majorité des scientifiques interrogés il n’y a pas d’illégitimité de principe de ces innovations
(p. 341).
Enfin, un chapitre consacré aux “détectives de la science” comme Dorothy Bishop et ses co-signataires met en évidence que l’objectif des utilisateurs des plateformes d’évaluation postpublication est à la fois d’exposer d’éventuelles anomalies et d’interpeller les auteurs et leurs institutions
(p. 299).
Vous l’aurez compris, j’ai trouvé dans cet ouvrage très riche des réponses aux questions que je me pose, et nul doute que vous aussi !




























































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