Retour sur le colloque Pari d'avenir : pourquoi changer les pratiques de la culture scientifique ?
10
août
2008
Il y a 15 jours, je participais au colloque "Pari d'avenir", qui se penchait cette année sur les objectifs et pratiques de la culture scientifique. Mais cela vous le savez puisque vous m'avez vu bloguer en direct cet événement étalé sur trois jours. Laissez-moi donc plutôt exprimer quelques avis a posteriori.
La chose qui m'a le plus frappé, c'est à quel point les présupposés même du débat ne sont pas forcément partagés. Valoriser la culture scientifique ? Oui, tout le monde est d'accord. Mais renégocier ce que cela signifie ? Pas facile. En particulier, certaines personnes sont ancrées dans des pratiques depuis plusieurs années, ou sont des scientifiques elles-même, et ont donc du mal à envisager les choses sous un angle nouveau. C'était bien là , pourtant, l'enjeu du colloque : produire suffisamment de réflexion pour donner matière à un manifeste à venir "pour une révision des objectifs et des pratiques de la culture scientifique". Avec une difficulté supplémentaire qui est que finalement, la diversité est un facteur crucial. Faut-il vraiment voiloir limiter le partage de la culture scientifique à un ou deux objectifs prioritaires et à un ou deux types de pratiques bien identifiés ? Difficile de répondre... Néanmoins, il était salutaire de se poser ces questions.
Laissez-moi donc vous conter une histoire qui vous expliquera pourquoi. Oh, elle n'est pas de moi mais de Pierre Boulle, grand écrivain de science-fiction. Pourquoi lui ? Je confesse vouer une affection particulière pour le personnage (avec qui j'ai en commun d'être ingénieur diplômé et avignonnais, ça rapproche !) et pour son oeuvre. Dans son livre intitulé Les Jeux de l'esprit (1971), Boulle imagine ce que Saint-Simon avait proposé un siècle auparavant dans ses Lettres d'un citoyen de Genève (1802) : un monde gouverné par un groupe de savants, le "conseil de Newton", et une humanité vouée à la production et à la science. Chez Boulle, le conseil de Newton a seulement été renommé le Gouvernement scientifique mondial (GSM).
Oh que cela plairait à tous les scientistes d'aujourd'hui ! En effet, écrit Pierre Boulle,
les savants étaient arrivés à considérer qu'ils formaient de par le monde la véritable internationale, la seule valable, celle de la connaissance et de l'intelligence. La science était pour eux à la fois l'âme du monde et la seule puissance en mesure de réaliser les grands destins de celui-ci, après l'avoir arraché aux préoccupations triviales et infantiles de politiciens ignares et bavards. Alors, au cours de nombreux entretiens amicaux, presque fraternels, était peu à peu apparue la vision d'un avenir triomphant, d'une planète unie, enfin gouvernée par le savoir et la sagesse.
Car une seule chose animait la communauté des savants :
l'idéal connaissance était le pôle commun à tous les esprits scientifiques de cette époque. Pour les physiciens, il s'agissait d'une véritable religion ; pour les biologistes, d'une sorte d'éthique, un acte gratuit dont il sentaient confusément la nécessité impérieuse pour échapper au désespoir du néant. Les uns et les autres estimaient que cette connaissance totale ne serait atteinte que par les efforts conjugués de l'humanité toute entière.
Or les savants sont partageurs. Comment pourraient-ils garder pour eux un tel idéal de connaissance et de sagesse ? Les voici donc lancés dans un programme de prise de conscience scientifique du monde
. Car ils ne veulent plus refaire les mêmes erreurs et tiennent à éviter l'écueil dangereux, autrefois sarcastiquement signalé par les romanciers d'anticipation : le partage de l'humanité en deux classes, les savants et les autres, ceux-ci condamnés aux travaux grossiers et utilitaires, ceux-là enfermés dans une tour d'ivoire, bien trop exiguà« pour permettre l'épanouissement total de l'esprit
.
C'est là que Boulle fait une description visionnaire, qui rejoint tellement le rêve de certains vulgarisateurs et popularisateurs des sciences :
Un immense réseau de culture scientifique enserrait le monde. Un peu partout, des établissements grandioses s'étaient élevés, avec des amphithéâtres assez nombreux et assez vastes pour que, par un roulemment savamment organisé, la population entière des villes et des campagnes pût y prendre place en une journée, avec des bibliothèques contenant en milliers d'exemplaires tout ce que l'homme devait apprendre pour s'élever l'esprit, depuis les rudiments des sciences jusqu'aux théories les plus modernes et les plus complexes. Ces centres étaient également pourvus d'un nombre considérable de salles d'étude, avec microfilms, appareils de projection, télévision, permettant à chacun de se familiariser avec les aspects infinis de l'Univers. Dans des laboratoires équipés des instruments les plus modernes, tout étudiant pouvait faire des expériences personnelles sur les atomes, provoquer lui-même des désintégrations, suivre le tourbillon magique des particules à travers bêtatrons et cyclotrons, mesurer avec des appareils d'une délicatesse extrême les durées de quelques milliardièmes de seconde séparant la naissance et la mort de certains mésons.
Tout va bien dans le meilleur des mondes ? Non, parce que Boulle est un adepte du "renversement ironique", comme le nota si bien Jacques Goimard. Très souvent, il s'est attelé à faire ressortir les paradoxes de l'esprit humain et le côté dérisoire de nos aspirations utopiques. Car rapidement, le GSM ne peut que constater les échecs essuyés en matière d'instruction mondiale
:
Chaque famille voulait avoir sa maison particulière avec piscine. Cette soif de bien-être, ce désir du monde de s'approprier les acquisitions de la science et de la technique sans en comprendre l'esprit et sans avoir participé à l'effort intellectuel de découverte, ne se limitaient pas aux habitations. (…) Des savants, des cerveaux précieux devaient interrompre ou ralentir leurs travaux de recherche fondamentale, dirigés vers le vrai progrès, pour se mettre au service du monde et satisfaire ses besoins immodérés de confort, de luxe et de raffinement matériels.
Eh oui ! La chute est d'autant plus rude que le rêve était grand : rien à faire, l'Homme restera l'être paradoxal qu'il est, autant capable de pensées absolues que de désirs de confort matériel. La conclusion que j'en tire, c'est que le modèle dominant de culture scientifique (en dehors de l'école, donc) est voué à l'échec : il ne sert à rien d'attendre de la population qu'elle connaisse la vitesse de la lumière ou sache observer une particule élémentaire, c'est-à -dire qu'elle soit aussi savante que les savants eux-mêmes. Et les résultats de la sociologie ne disent pas autre chose. Par contre, on peut utiliser la science pour faire rêver, éveiller la curiosité, montrer l'importance de l'esprit critique, passionner, divertir, faire réfléchir… Autant de portes que Pierre Boulle a laissées ouvertes, afin que nous puissions les explorer plus de trente ans après.
Commentaires
Je rejoins ton point de vue Enro... Il est assez accablant de constater que certains (sans généralisation) 'savants' souhaitent imposer leur savoir à tous, ce qui serait une erreur monumentale. D'ailleurs le savoir absolu est une douce utopie et les philosophes le savent depuis longtemps, d'où leur point de vue critique à l'égard non de la science, mais de la technologie, des technologies permises par les avancées scientifiques. A chaque avancée scientifique correspond une infinité de dérives potentielles, bien plus fallacieuse qu'il n'y paraît. Une avancée scientifique peut conditionner le modèle de pensée, l'idéologie, et bien des aspects que les scientifiques purs (biologistes, physiciens,mathématiciens), certainement par leur ignorance (sans connotation) des autres champs d'études, ne peuvent pas envisager à eux seuls. D'où la nécessité de confronter les découvertes au plus grand nombre d'experts de tous bords. Quant à ceux que l'on dit ignorants (avec connotation cette fois), et bien il serait judicieux de revoir un peu ce point de vue quelque peu élitiste et replacer les choses dans leur contexte. Nul n'a besoin en effet de connaître les quarks pour vivre heureux. Et je préfère personnellement la compagnie d'un ignard sympathique et jovial à celle d'un savant prétentieux et convaincu (quelque part religieux...). L'idéal étant bien entendu un savant, sage, modeste et jovial !
jaja > Merci pour ces remarques ! C'est vrai, j'ai oublié de mentionner qu'en sortant du modèle très descendant d'inculcation des savoirs et concepts scientifiques, on s'ouvre aussi à d'autres acteurs de la culture. Parmi les participants au colloque se trouvaient ainsi un conteur, un directeur de théâtre… Et on a plus de chance de s'intéresser à ce que les historiens, philosophes et sociologues des sciences ont à dire sur les savoirs eux-mêmes et leur contexte (un point que j'ai essayé de défendre) !
C'est d'ailleurs pour cela que les blogs scientifiques auront toujours moins de visites que par exemple, le blog de Morandini ;)
Merci d'avoir cité ce livre que j'aime beaucoup et, plus globalement, un auteur que j'apprécie pour sa finesse et son humour mordant. Je suis d'accord sur ce point que la Science ne doit pas être imposée mais acquise progressivement. Combien de mes camarades d'école s'ennuyaient en cours de sciences car ils n'en voyaient pas la nécessité et ne le s'appropriaient pas.
J'en profite pour préciser un peu quelques notions: qui dit Science, dit Savoir. Autrement dit un ensemble de connaissances et un savoir-faire dû à une expérience du domaine peu à peu maîtrisée. Une définition applicable donc au domaine de l'Art (d'ailleurs, il n'y avait pas de différence à l'origine) mais aussi à tout travail manuel. Je vilipende la mentalité actuelle où le scientifique seul a toutes les solutions et a les clés du Savoir. Il serait pourtant bien embêté par l'absence des plombiers, des électriciens, des bâtisseurs et bien d'autres métiers encore. Sans oublier les techniciens de laboratoires, le personnel de nettoyage, etc, etc.