Il y a 15 jours, je participais au colloque "Pari d'avenir", qui se penchait cette année sur les objectifs et pratiques de la culture scientifique. Mais cela vous le savez puisque vous m'avez vu bloguer en direct cet événement étalé sur trois jours. Laissez-moi donc plutôt exprimer quelques avis a posteriori.

La chose qui m'a le plus frappé, c'est à  quel point les présupposés même du débat ne sont pas forcément partagés. Valoriser la culture scientifique ? Oui, tout le monde est d'accord. Mais renégocier ce que cela signifie ? Pas facile. En particulier, certaines personnes sont ancrées dans des pratiques depuis plusieurs années, ou sont des scientifiques elles-même, et ont donc du mal à  envisager les choses sous un angle nouveau. C'était bien là , pourtant, l'enjeu du colloque : produire suffisamment de réflexion pour donner matière à  un manifeste à  venir "pour une révision des objectifs et des pratiques de la culture scientifique". Avec une difficulté supplémentaire qui est que finalement, la diversité est un facteur crucial. Faut-il vraiment voiloir limiter le partage de la culture scientifique à  un ou deux objectifs prioritaires et à  un ou deux types de pratiques bien identifiés ? Difficile de répondre... Néanmoins, il était salutaire de se poser ces questions.

Laissez-moi donc vous conter une histoire qui vous expliquera pourquoi. Oh, elle n'est pas de moi mais de Pierre Boulle, grand écrivain de science-fiction. Pourquoi lui ? Je confesse vouer une affection particulière pour le personnage (avec qui j'ai en commun d'être ingénieur diplômé et avignonnais, ça rapproche !) et pour son oeuvre. Dans son livre intitulé Les Jeux de l'esprit (1971), Boulle imagine ce que Saint-Simon avait proposé un siècle auparavant dans ses Lettres d'un citoyen de Genève (1802) : un monde gouverné par un groupe de savants, le "conseil de Newton", et une humanité vouée à  la production et à  la science. Chez Boulle, le conseil de Newton a seulement été renommé le Gouvernement scientifique mondial (GSM).

Oh que cela plairait à  tous les scientistes d'aujourd'hui ! En effet, écrit Pierre Boulle,

les savants étaient arrivés à  considérer qu'ils formaient de par le monde la véritable internationale, la seule valable, celle de la connaissance et de l'intelligence. La science était pour eux à  la fois l'âme du monde et la seule puissance en mesure de réaliser les grands destins de celui-ci, après l'avoir arraché aux préoccupations triviales et infantiles de politiciens ignares et bavards. Alors, au cours de nombreux entretiens amicaux, presque fraternels, était peu à  peu apparue la vision d'un avenir triomphant, d'une planète unie, enfin gouvernée par le savoir et la sagesse.

Car une seule chose animait la communauté des savants :

l'idéal connaissance était le pôle commun à  tous les esprits scientifiques de cette époque. Pour les physiciens, il s'agissait d'une véritable religion ; pour les biologistes, d'une sorte d'éthique, un acte gratuit dont il sentaient confusément la nécessité impérieuse pour échapper au désespoir du néant. Les uns et les autres estimaient que cette connaissance totale ne serait atteinte que par les efforts conjugués de l'humanité toute entière.

Or les savants sont partageurs. Comment pourraient-ils garder pour eux un tel idéal de connaissance et de sagesse ? Les voici donc lancés dans un programme de prise de conscience scientifique du monde. Car ils ne veulent plus refaire les mêmes erreurs et tiennent à  éviter l'écueil dangereux, autrefois sarcastiquement signalé par les romanciers d'anticipation : le partage de l'humanité en deux classes, les savants et les autres, ceux-ci condamnés aux travaux grossiers et utilitaires, ceux-là  enfermés dans une tour d'ivoire, bien trop exiguà« pour permettre l'épanouissement total de l'esprit.

C'est là  que Boulle fait une description visionnaire, qui rejoint tellement le rêve de certains vulgarisateurs et popularisateurs des sciences :

Un immense réseau de culture scientifique enserrait le monde. Un peu partout, des établissements grandioses s'étaient élevés, avec des amphithéâtres assez nombreux et assez vastes pour que, par un roulemment savamment organisé, la population entière des villes et des campagnes pût y prendre place en une journée, avec des bibliothèques contenant en milliers d'exemplaires tout ce que l'homme devait apprendre pour s'élever l'esprit, depuis les rudiments des sciences jusqu'aux théories les plus modernes et les plus complexes. Ces centres étaient également pourvus d'un nombre considérable de salles d'étude, avec microfilms, appareils de projection, télévision, permettant à  chacun de se familiariser avec les aspects infinis de l'Univers. Dans des laboratoires équipés des instruments les plus modernes, tout étudiant pouvait faire des expériences personnelles sur les atomes, provoquer lui-même des désintégrations, suivre le tourbillon magique des particules à  travers bêtatrons et cyclotrons, mesurer avec des appareils d'une délicatesse extrême les durées de quelques milliardièmes de seconde séparant la naissance et la mort de certains mésons.

Tout va bien dans le meilleur des mondes ? Non, parce que Boulle est un adepte du "renversement ironique", comme le nota si bien Jacques Goimard. Très souvent, il s'est attelé à  faire ressortir les paradoxes de l'esprit humain et le côté dérisoire de nos aspirations utopiques. Car rapidement, le GSM ne peut que constater les échecs essuyés en matière d'instruction mondiale :

Chaque famille voulait avoir sa maison particulière avec piscine. Cette soif de bien-être, ce désir du monde de s'approprier les acquisitions de la science et de la technique sans en comprendre l'esprit et sans avoir participé à  l'effort intellectuel de découverte, ne se limitaient pas aux habitations. (…) Des savants, des cerveaux précieux devaient interrompre ou ralentir leurs travaux de recherche fondamentale, dirigés vers le vrai progrès, pour se mettre au service du monde et satisfaire ses besoins immodérés de confort, de luxe et de raffinement matériels.

Eh oui ! La chute est d'autant plus rude que le rêve était grand : rien à  faire, l'Homme restera l'être paradoxal qu'il est, autant capable de pensées absolues que de désirs de confort matériel. La conclusion que j'en tire, c'est que le modèle dominant de culture scientifique (en dehors de l'école, donc) est voué à  l'échec : il ne sert à  rien d'attendre de la population qu'elle connaisse la vitesse de la lumière ou sache observer une particule élémentaire, c'est-à -dire qu'elle soit aussi savante que les savants eux-mêmes. Et les résultats de la sociologie ne disent pas autre chose. Par contre, on peut utiliser la science pour faire rêver, éveiller la curiosité, montrer l'importance de l'esprit critique, passionner, divertir, faire réfléchir… Autant de portes que Pierre Boulle a laissées ouvertes, afin que nous puissions les explorer plus de trente ans après.