L'écrit de la science
idée de sujet : La divulgation (
disclosure) dans l'écriture scientifique, comparaison entre articles et brevets
Principes généraux
Pestre, Dominique,
Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques, in
50 Annales. Histoire, Sciences Sociales,
3,
487--522 (
1995),
http://www.persee.fr/showArticle.do?urn=ahess_0395-2649_1995_num_50_3_279379 
:
le texte scientifique est un objet construit selon des règles variables dans le temps et l'espace social, un objet qu'il serait naïf de considérer comme transparent à lui-même, comme rapportant des faits bruts. Ici comme dans les autres domaines, l'étude des "traductions" successives que connaissent les savoirs — depuis les carnets de laboratoires, la correspondance, les croquis, les ébauches d'articles jusqu'au versions publiées, aux traités, manuels de cours, présentations pour non-spécialistes et conférences grand public — a depuis longtemps mis en évidence que le statut évidentiel et logique des résultats se modifie avec chaque contexte. Chaque réécriture a des fonctions multiples — heuristique, démonstrative, didactique, réflexive, philosophique — dont le poids relatif varie suivant les lieux et les publics auxquels elle s'adresse.
Le fait que l'analyse des technologies littéraires dépasse très largement l'étude des textes scientifiques — et que le milieu historien les connaisse bien — m'autorise à ne pas m'attarder sur cette dimension des pratiques scientifiques. La chose la plus significative à noter est probablement la multiplicité des approches qui ont vu le jour et le fait qu'elles sont souvent liées à ce qu'on pourrait appeler des vues philosophiques plus larges concernant le langage. Je renverrai ici à un article de synthèse de Jan Golinski et distinguerai des approches symbolique, herméneutique (ou sémantique) et rhétorique. Pour cette dernière, l'objectif est de montrer les moyens mobilisés pour convaincre les audiences spécifiques, il est de cartographier les diverses mises en scène qui organisent les textes produits par les savants et dont la fonction est d'emporter la conviction. Une histoire de codes argumentaires est alors possible, codes qu'on peut relier aux civilités des milieux qui les produisent ou de ceux qui sont censés les recevoir. Les modes discursifs de Pascal peuvent ainsi être contrastés avec ceux de Boyle, des académiciens de la première moitié du 18e siècle — ou de ceux d'un Coulomb quelques décennies plus tard. Là où le premier reste dans la civilité dominante du syllogisme pour présenter ses résultats expérimentaux, le second adopte le mode du récit précisément circonstancié (afin de donner au lecteur l'impression d'assister visuellement à une suite d'expériences), tandis que le dernier assoit l'effort de conviction sur une adéquation de quelques résultats de mesure habilement sélectionnés à des lois simples, générales et universelles, et qui sont censées caractériser l'ontologie du monde.
Jean-Michel Berhelot, "Avant-propos" in Jean-Michel Berthelot (dir.) (2003),
Figures du texte scientifique, pp. 1-18 :
Il y a en ce domaine un certain paradoxe que l'on peut résumer ainsi :
- L'activité scientifique, quelles que soient les procédures de travail et de communication qu'elle utilise, use en permanence de la production d'écrits et se donne à voir à travers des écrits. Sans qu'il soit nécessaire de revenir aux travaux de Goody sur la raison graphique ou à ceux de Lloyd sur la genèse de la science grecque, il est assez établi que le discours scientifique, au sens le plus large que l'on puisse donner à ce terme, procède de l'écrit et des possibilités offertes par ce dernier de fixer la pensée et de la mettre en débat. Des phénomènes cognitifs aussi décisifs que l'objectivation, la rationalisation, la réflexivité sont induits par la mise en écrit des connaissances et des savoirs.
- Les études menées sur les sciences par la philosophie, l'histoire, la sociologie, tendent à délaisser l'appréhension de ces écrits comme textes. Si la philosophie accorde encore à certains ce statut et les insère dans son corpus d'analyse, l'histoire et la sociologie ont davantage des pratiques de dilution ou de décomposition : il suffit de feuilleter une histoire générale des sciences (par ex. pour un public français, celles dirigées par Daumas, 1957, ou Taton, 1957-1964) pour prendre la mesure du phénomène. Selon les disciplines, les auteurs, les époques, une sorte de sélection s'opère entre des textes emblématiques, dont on rappelle l'existence, et les autres, rapidement évoqués ou passés sous silence. Dans les deux cas, l'essentiel est, de toute façon, ailleurs : il réside dans l'évolution d'une question, la réalisation d'une découverte, la production d'un résultat ou d'une théorie. L'histoire classique des sciences est celle des connaissances scientifiques, dont les textes ne sont que des supports. Le développement de la sociologie et de l'histoire culturelle des sciences a, durant ces trente dernières années, opéré un déplacement : le texte scientifique est réinvesti, mais bien souvent pour se voir déconstruit comme une machine rhétorique visant à promouvoir un point de vue et une légitimité (Latour, Bruno & Fabbri, La rhétorique de la science : pouvoir et devoir dans un article de science exacte, in Actes de la recherche en sciences sociales, 13, 81-95 (1977) ; Shapin et Schaffer, 1985 ; Licoppe, 1996).
L'analyste ne peut donc pas, aujourd'hui, aborder le problème du texte scientifique, à la fois omniprésent et omni-absent, en toute naïveté. Il sait que ce texte, dans la multiplicité de ses genres (traité, lettre, note, mémoire, communication, article, thèse...) est le support fondamental de la connaissance scientifique ; ses manifestations orales (exposés, discussion, débat...) ne sont qu'un moment dans un processus ininterrompu d'écriture, de réécriture, de contre-écriture, dont le développement temporel donne à voir la progression des questions, le dégagement des concepts, la structuration des théories. Il sait tout autant qu'aux généalogies rationnelles qui privilégient la logique immanente des théories et de l'enchaînement des résultats, un autre point de vue peut opposer la force et l'épaisseur sociales et culturelles des contextes, associant à un moment donné problématiques scientifiques et non scientifiques, intérêts théoriques et préoccupations pratiques : continuité des raisons d'un côté, discontinuité des contextes de l'autre, l'approche contemporaine des sciences se fracture volontiers sur de telles oppositions.
Muriel Lefebvre, "Les écrits scientifiques en action. Pluralité des écritures et enjeux mobilisés", in id. (dir.),
Sciences et écriture,
Sciences de la société n° 67, février 2006, pp. 3-15 :
Il existe, d'autre part, autant d'approches de l'écriture scientifique que de disciplines concernées par cette thématique. Ainsi, la linguistique s'intéresse au texte, au discours scientifique, et à son argumentation (étude des procédés argumentatifs : Bazerman, 1988 ; Gross, 1990/1996), analyse du rôle des figures de style comme les métaphores ou les analogies dans la construction des connaissances (Fox-Keller, 1995/1999)). La sémiotique s'attache à l'analyse des signes mobilisés par les scientifiques et à leur interprétation (Latour, 1985 ; Rotman, 1993). La sociologie analyse les réseaux de chercheurs, les réseaux de publications, la mise en place de normes de publication, les interactions induites par l'utilisation de formalisme au sein des communautés de chercheurs, etc. (Callon, 1989 ; Rosental, 2003). L'anthropologie se concentre surtout sur l'étude des phénomènes microsociologique et procède à une analyse fine et in situ des pratiques d'écriture (Latour, 1989). La philosophie s'attache notamment à décrire les relations entre formes d'écriture et objets scientifiques représentés (Dagognet, 1973). L'histoire analyse des documents d'archives mis en relation les uns avec les autres et examine, par exemple, l'évolution de la rhétorique des comptes rendus d'expérience (Licoppe, 1996). Les sciences de l'information et de la communication s'intéressent de leur côté au rôle de l'écriture dans les activités communicationnelles des chercheurs, aux modalités de diffusion des connaissances vers un public de non-spécialistes (Jeanneret, 1994). (p. 5)
Généralités
Latour, Bruno & Fabbri,
La rhétorique de la science : pouvoir et devoir dans un article de science exacte,
op. cit. :
On dit souvent que la science est "l'ensemble des énoncés vrais" (Wittgenstein) et que le style scientifique se caractérise par des énoncés impersonnels tels que : "la substance A agit sur la substance B". Définir ainsi le style scientifique c'est confondre la science telle que la présentent les manuels d'enseignement avec les écrits scientifiques qui s'échangent à l'intérieur du champ scientifique. (p. 81)
Jean-Michel Berhelot, "Avant-propos" in Jean-Michel Berthelot (dir.) (2003),
Figures du texte scientifique, pp. 1-18 :
Un texte scientifique apparaît, en première lecture, identifiable à trois critères : il exprime une intention de connaissance ; il est reconnu par une communauté savante comme honorant cette prétention ; il s'inscrit dans un espace de publication spécifique.Ces trois critères, cependant, ne prennent sens que dans le double mouvement de la synchronie et de la diachronie : lorsqu'un texte est publié, il s'inscrit dans les normes de présentation et d'exposition du moment, tout en acceptant d'affronter la critique sur la validité de son apport de connaissance. Lorsque le texte s'inscrit dans la durée, il est l'objet de mécanismes qui permettent d'en mieux comprendre la structure interne : dissociation entre textualité et contenu cognitif, par incorporation progressive des résultats au corpus anonyme de la science ; révision des valeurs de vérité, de scientificité ou d'exemplarité par réhabilitation ou invalidation ; projection dans l'oubli ou exhaussement par réédition sur une scène mémoriale. Ces destinées diverses, qui soumettent le texte scientifique, quelle que soit sa discipline, au défi permanent de résister aux épreuves de l'évaluation et de la révision, sont consubstantielles au projet de connaissance sans lequel aucun texte ne peut être dit scientifique. (pp. 16-17)
Rhétorique et persuasion
Latour, Bruno & Fabbri,
La rhétorique de la science : pouvoir et devoir dans un article de science exacte,
op. cit. :
Celui qui est capable dans l'article d'accumuler assez d'autorité pour convaincre définitivement qu'il a bien montré l'existence de la substance TRF, s'assure la domination du nouveau champ d'étude. En effet, l'opération de convaincre va déclencher dans l' "âme" des pairs la reconnaissance. Autrement dit, l'auteur va recevoir du crédit. Ce crédit — marqué quantitativement par les citations — peut se convertir à l'intérieur de la profession en position et en fonds de recherche lesquels, réinvestis dans le laboratoire, vont permettre d'augmenter la "mise" et de mener la substance plus loin. Bien qu'il soit beaucoup tôt pour faire l'analyse complète du crédit dans les sciences exactes, on voit que le droit de dire (autorité intellectuelle) entraîne un pouvoir de convaincre qui, par l'intermédiaire de la reconnaissance qu'il suscite, fonde à son tour un nouveau droit (professionnel) de dire. Ces questions de droit sont manifestées plusieurs fois dans notre texte par des modalités qui devraient n'avoir aucune place si la science s'écrivait comme les philosophes le disent. Il en est ainsi de "les réserves doivent s'appliquer" (p. 1, l. 15) et "toutes les conditions nécessaires n'ont pas été réunies" (p. 1, l. 19) qui s'opposent aux phrases de la ligne 7 "qui correspondent aux caractéristiques attendues" et p. 2, l. 43 "qui correspond aux caractéristiques hypothétiques attendues". (p. 91)
Linguistique, mise en forme