À quoi sert la vulgarisation ?
7
juil.
2010
J'avais envie de ce billet depuis longtemps, et ce sont deux événements récents qui l'ont mis en branle. D'abord, le billet du blog "Vulgaris" qui se demande s'il faut continuer à vouloir susciter des vocations scientifiques, et la réponse (outrée) de Chloé. Ensuite, c'est le lancement prochain d'un manifeste pour une médiation scientifique auto-critique, responsable et émancipatrice — dont on reparlera très vite.
À quoi sert la vulgarisation, donc. Vous savez déjà que je ne suis pas dupe, et que l'industrie de la vulgarisation scientifique profite surtout à elle-même. Je rejoins également Marine quand elle affirme qu'au final tout ça, n’est souvent qu’une vaste entreprise de légitimation (sincère) de la science et de la recherche par les acteurs de la science et de la recherche
. Mais il reste des bonnes raisons de vouloir vulgariser[1], et le pluriel est important puisque ces raisons séparent souvent des associations qui semblent pourtant sorties du même moule de "la science pour tous".
Vulgariser pour "participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent"
Ce n'est pas moi qui le dit mais la Déclaration universelle des droits de l'homme, dans son article 27 : Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent
. C'est très beau, ça a pu inspirer dans les années d'après-guerre mais j'ignore si des initiatives de vulgarisation continuent à s'en revendiquer. Au-delà de l'idée d'égal accès à un progrès matériel et à ses bienfaits (médecine, informatique…), j'interprète cette injonction de manière large : les scientifiques changent le monde, et ils doivent expliquer (à tout le monde !) comment ils le changent !
Vulgariser pour former des futurs scientifiques
Quoiqu'en dise Chloé, l'argument de la désaffection des filières est l'un des plus fréquemment retenus pour justifier les initiatives de vulgarisation scientifique, qu'elles soient formelles (la main à la pâte) ou informelles (festivals de science, productions audiovisuelles, musées et centres de science…). Si l'on touche plus de jeunes, alors on repeuplera les laboratoires, les centres d'ingénierie et les départements de R&D — pour le plus grand bonheur des scientifiques du pays, de leurs associations professionnelles et du PIB. Ca marche… mais pas partout :
la volonté de devenir scientifique ou ingénieur dans les pays plus pauvres peut s'interpréter du fait de leur moindre développement socio-économique. Beaucoup d'entre eux se situent au niveau auquel se trouvait l'Europe après la Seconde guerre mondiale. Il s'agissait alors de reconstruire. Les ingénieurs et les scientifiques étaient des héros. Leur aura poussait les enfants vers les études scientifiques et techniques. Je pense qu'aujourd'hui les pays les moins avancés se trouvent dans une situation comparable.
Il faut admettre que plus un pays est développé, moins ses étudiants souhaitent devenir scientifiques ou ingénieurs. Ces disciplines ne leur apparaissent pas suffisamment importantes et significatives. Elles semblent "hors du coup" et obsolètes. Mais il est intéressant de noter que des domaines mieux cotés – comme la biologie, la médecine et les études de vétérinaire, les sciences de l'environnement – ne souffrent pas du même manque d'étudiants. Pour ces jeunes, travailler sur des défis dans les domaines de la santé ou de l'écologie a plus de sens que de se plonger dans la physique, les maths ou la technologie.
Vulgariser pour former des citoyens éclairés et critiques
La place de la science dans notre société fait des connaissances scientifiques le bagage indispensable de tout futur citoyen, à la fois en terme de connaissances et de méthodes ou valeurs. Sauf que cela peut être lu dans les deux sens : en général, les gouvernants estiment qu'un peuple mieux informé prendra de meilleures décisions (c'est-à-dire celles que lui-même défend). Si on explique largement les nanos, alors on aura les citoyens derrière nous. Sauf que ça ne marche pas comme ça… À l'inverse, il peut s'agir d'une vraie volonté d'empowerment des citoyens, et de les former pour les faire participer aux choix scientifiques et techniques. Tout est question de démarche, de processus, et de contenu…
Vulgariser pour engager la conversation
Et si finalement la vulgarisation n'était qu'un prétexte à faire des activités, rencontrer du monde, échanger autour de questions et préoccupations communes — et finalement à créer du lien social ? C'est une hypothèse forte, que j'assume de plus en plus. J'ai cru comprendre que ce fut un temps l'ambition du festival Paris-Montagne, mais il se recentre aujourd'hui sur l'idée de faire passer les valeurs positives portées par la science
. Cet objectif de "conversation" est important, et sans doute plus universel que les autres, mais il joue beaucoup moins sur les cordes sensibles des financeurs et institutionnels de la recherche
Alors forcément il disparaît des objectifs affichés de la CST, et c'est bien dommage ! :(
Notes
[1] J'utilise ici le terme "vulgarisation", moins glamour que "médiation" ou "communication", parce que c'est surtout ce courant "classique" qui m'intéresse.
Commentaires
Le besoin de "(res)suscité l'engouement pour les vocations scientifiques" n'a pas grand sens : dans quel domaine ? pour quel statut (ingénieur, technicien, chercheur) ? Il en reprend un, pour moi, chez Paris Montagne ou Science Ouverte quand il s'agit de lutter contre une "auto-censure" des jeunes défavorisés à divers égards. Il ne s'agit plus de savoir si nous manquons ou pas de scientifiques en ce bas monde mais d'œuvrer pour la démocratisation de l'accès à ces filières (qui, cela dit, sont loin d'être les plus élitistes, il suffit de voir qui peuple les arts décos...)
Merci pour ce billet qui réaffirme, comme Arnold et Willy, qu'il faut de tout pour faire un monde : p
@Hélène : Tu as raison de préciser, c'est une nuance importante (et pas assez présente). Et c'est vrai aussi, ces 4 motivations sont amnées à coexister, il faut de la diversité aussi dans la médiation scientifique !
Article très intéressant et en particulier la dernière raison (faire du lien social). Pour ma part, la vulgarisation aide à comprendre le monde qui nous entoure et c'est une raison bien suffisante à mon sens. ^^ C'est presque dommage que tu ne développe pas la nuance entre vulgarisation, médiation et communication. Si ça mériterait un article en soi, ça soulève aussi la question de la vision de ce qu'il faut communiquer (au sens le plus large possible) de la science. En effet dans la vision de la vulgarisation, on traduit la science pour la rendre compréhensible. La médiation (bien que souvent ce n'est que de la vulgarisation caché sous un terme à la mode) se voudrait de créer un lien entre le monde scientifique et la société dans son ensemble. Enfin la communication scientifique reviendrait à simplement "parler" de sujet scientifique. Pour moi, il n'y a pas de hiérarchie dans ces notions. LnArnal
@Ln > Je n'ai pas voulu développer ici ces trois notions (Richard-Emmanuel Eastes le fait mieux que moi) mais tu as raison de souligner qu'elles portent des ambitions encore différentes…
Merci Antoine pour ce billet sur un sujet qui n'est pas prêt d'être clos. On retrouve en effet souvent les mêmes justifications -démocratiques, cognitives, pragmatiques, économiques, culturelles etc.- chez les tenants d'approches (censées être) différentes. Je serai tentée de dire : chassez le naturel il revient au galop et le naturel est souvent en l'occurrence une deficit model . Il faudra vraiment que je m'attelle à mon tour à un billet sur le sujet (dés que j'aurais bouclé le chapitre de thèse que j'y consacre).
J'adhère à ta dernière idée : vulgariser pour créer du lien et du dialogue. C'est un peu ce que tente de faire le Science Musuem de Londres avec la nouvelle version d'Antenna, la galerie de "sciences contemporaine", où ils cherchent d'ailleurs à intégrer au maximum les médias sociaux. Leur leitmotiv est de créer du dialogue.
Bref, tout ça m'amène à penser que au-delà des débats (fort intéressants) sur ce qu'est ou à quoi sert la "vulgarisation scientifique", il serait intéressant de se pencher sur le sens qu'en donne les acteurs et de faire une sociologie des vulgarisateurs comme on peut faire une sociologie des journalistes ou des militants.
Je remarque que comme souvent il y a amalgame entre vulgarisation, communication, information, animation, médiation,… scientifique. Je ne pense pas que ces mots soient des synonymes. Ils traduisent des pratiques, des enjeux et des objectifs radicalement différents et parfois contraire.
La vulgarisation est un outil, elle profite à qui sais l’utiliser : au communiquant qui doit simplifier son discours pour vendre son propos à l’informateur qui cherche à donner des informations clés pour faire comprendre les évolutions et les enjeux que soulève la recherche ou auxquels elle peut répondre au médiateur pour permettre le dialogue entre des « communauté » qui n’ont pas d’occasion de dialoguer et dont la méconnaissance peut créer des incompréhension, des peurs et des tensions.
Maigre contribution, mais étant moi-même acteur culturel dans les sciences et techniques, je ne me sens pas du tout acteur de la vulgarisation scientifique.
@Marine : Oui, c'est d'autant plus vrai pour des associations ou des institutions ancrées dans un territoire, qui ont une fonction évidente d'animation de ce territoire !
@François : Qu'on le veuille ou non, je pense qu'on est étiquetés comme "vulgarisateurs" donc il faut aussi se pencher sur ce que vulgariser veut dire avant de se débarrasser du terme pour en adopter un autre…
A vrai dire, je ne comprends même pas la question. Se pose-t-on la question de "A quoi sert l'éducation ?" ou de "A quoi sert la littérature ?"
Voulez-vous dire que une fois les études terminées, le destin intellectuel de l'être humain devrait se limiter à regarder des pubs et des séries bas de gamme à la télé ?
Je dis bien "série bas de gamme" car toute véritable oeuvre créatrice nous amène aussi à réfléchir et à "élever notre esprit", tout comme la vulgarisation scientifique.
La vulgarisation scientifique c'est la diffusion de la connaissance, c'est ce qui nous distingue du règne animal, c'est l'honneur même de l'esprit humain.
Hugh.
@Yogi : Merci de donner ici un beau développement de l'argument n° 1 !
Je ne résiste pas à vous donner un petit aperçu du recensement des termes que j'essaie de tenir à jour, désolé c'est un peu en vrac, en français et en anglais :
Je vois surtout là un signe que (1) la question (quoi et pourquoi ?) est loin d'être close et (2) on fait souvent du neuf avec du vieux.
Tiens, j'ai une autre question pour toi suite à l'affaire Pepsi/ScienceBlogs : c'est quoi un "ScienceBlog" ? Pourquoi Pepsi n'a pas le droit d'en tenir un alors que cela ne choque personne lorsque l'un ou l'autre des blogueurs fait dans l'athéisme militant ou le bashing malhonnête de papiers scientifiques ?
Et si on voyait la vulgarisation comme un business? Un business honnête: vendre un livre en anticipant qu'il peut intéresser des lecteurs curieux, mais n'ayant pas une formation suffisante. Un business malhonnête: soutirer de l'argent d'organismes divers dépendant de l'Etat ou des Régions en prétendant que c'est pour stimuler des vocations scientifiques. Ces dernières sont effectivement en voie de disparition, mais pas par manque d'information, et au contraire parce que les jeunes bien informés savent que la "formation par la recherche" dans le système étatique français est une gigantesque arnaque.
Le lien que vous établissez entre niveau de développement économique d'une société et les ambitions à des études scientifiques est sûrement pertinent. Mais une analyse complémentaire peut en être faite. En soixante ans les sociétés développées ont fait un bond énorme en quantité et en qualité: abondance de l'offre d'objets, de plus en plus sophistiqués et accessibles par la baisse de leur prix en monnaie constante. Un des traits caractéristiques des objets modernes est qu'ils ne peuvent plus être démontés, ni même réparés. Seul leur usage fait le bonheur de ses possesseurs. Ils ne peuvent donc développer la curiosité, la recherche du pourquoi et du comment. Par ailleurs, le niveau des bases mathématiques des études scientifiques a formidablement augmenté. L'enseignement des mathématiques m'a toujours semblé aride et peu motivant. Les études les plus prisées aujourd'hui (médecine, véto) en exigent beaucoup, mais d'un niveau qui reste modeste (pour des matheux), la Terminale S. Les études d'ingénieur en exigent bien plus, mais elles ouvrent sur des carrières peu stables, à la rémunération fluctuante, à l'usure rapide du niveau(présumé) de compétences. Pour les jeunes en quête d'un enseignement supérieur ouvrant sur un métier, le discours des parents, et des enseignants, est quand même entendu. Or il recommande le meilleur rapport effort-garantie de l'emploi. Les métiers scientifiques sont handicapés par le paramètre "effort"! Et l'autre n'est plus sûr.