Qu'est-ce qu'un chercheur-blogueur ? (2)
2
juin
2009
Après que Bourdieu et d'autres intellectuels ont pointé du doigt les limites de la médiation par les médias, on pourrait s'étonner que les chercheurs ne bloguent pas en plus grand nombre. Évidemment, les vieilles habitudes de la profession et les contraintes de son champ (captivité des résultats, paternité stricte des idées, seuils minimaux de scientificité…) y font encore obstacle mais il y a quelques "success stories" qui nous rendent optimiste. Comme le soulignait André Gunthert en conclusion du Grand Débat EHESS sur la médiatisation du mouvement universitaire : désormais, le chercheur peut changer lui-même son image auprès du grand public et intervenir au long cours pour regagner une voix qui porte. A. Gunthert lui-même, Olivier Ertzscheid, Baptiste Coulmont figurent dans ce panthéon des chercheurs-qui-montrent-ce-que-chercher-veut-dire, mais il ne faudrait pas oublier le sociologue des médias Cyril Lemieux qui blogua pendant la campagne présidentielle 2007 et dont je fus parmi les nombreux lecteurs à regretter l'arrêt. C'est à lui que les sociologues Éric Dagiral et Sylvain Parasie consacrent un article à paraître dans la revue Terrains & Travaux, et je les remercie de m'en avoir envoyé le texte en avant-première.
Leur but, c'est de comparer ce que Cyril Lemieux et les internautes firent de son blog avec ce que l'on considère souvent comme les autouts du blog sur les médias classiques : coût d'entrée plus faible, diversification des contenus, plus grande liberté formelle et meilleure interaction avec le public. Avec l'intérêt supplémentaire que Lemieux est spécialiste des médias et appartient à l'école de la "sociologie de la critique".
Les intentions du blog
D'abord, C. Lemieux explique très clairement (dès son premier billet) qu'il ne veut pas tenir un blog d'opinion et donc parler à la première personne, ce en quoi il s'écarte du blog comme "carnet intime". À la place, il propose des "discours d'inspiration sociologique", quitte à décevoir la rédaction du Monde.fr qui attend un rythme de publication "à l'Assouline" avec des billets rapprochés pouvant être très courts. Le temps de son blog est plutôt celui de l'analyse.
Fidèle à leur "inspiration sociologique", ses billets ne sont pas ceux d'un expert qui assènerait des vérités objectives et marquerait une démarcation avec le profane. À la place, C. Lemieux souhaite conserver le caractère discutable des arguments sociologiques qu'il exposera
, afin qu'ils ne soient pas reçus comme des arguments d'autorité et qu'une porte soit laissée ouverte aux réfutations éventuelles
. Pour autant, face à des lecteurs principalement non-sociologues, il ne prétend pas ouvrir un espace de discussion sociologique, mais bien plutôt un entre-deux :
L'objectif que C. Lemieux assigne à son blog s'identifie donc à une forme originale de vulgarisation. Il s'agit de proposer à l'internaute d'entrer dans un mode de discussion qui s'apparente, sans s'y confondre, à une discussion scientifique :
Parce qu'en fait qu'est-ce que ça veut dire vulgariser ? Ce n'est pas vulgariser des connaissances, c'est vulgariser un mode de connaissance, c'est permettre aux gens de rentrer dans ce régime de discussion scientifique.
Évidemment, une telle posture est plus facilement tenable en SHS qu'en sciences dures et de la nature. Mais il est intéressant de l'avoir en tête.
La réalité du terrain
Avec un nombre de commentaires par billet dépassant régulièrement la trentaine, on peut considérer que C. Lemieux a rempli sa mission. Mais ce ne fut pas sans difficultés : le public ne s'est attaché à son contenu qu'une fois trouvée "sa" forme argumentative, après une petite dizaine de billets. En effet, il a d'abord tendance à écrire comme un chercheur et à soupoudrer les références à la campagne présidentielle comme de simples illustrations d'une parole académique — même si l'iconographie, elles, est plutôt décalée et hétéroclite.
Ensuite, il trouve son ton et l'actualité de la campagne devient le véritable moteur de l'écriture. La formule gagnante est celle-ci : mettre en scène un événement de la campagne ou un fait en apparence très éloigné de la sociologie et l'éclairer par une explication sociologique tirée d’un auteur particulier avant de conclure sur une petite leçon sociologique, exprimée sans autres références théoriques ou concepts supplémentaires
. Forme qui lui permet de respecter son pacte de départ en offrant une dose de discutablité sans soumettre l'ensemble de son propos au relativisme des opinions
, et à offrir une vitrine des sciences sociales s'appuyant sur de très nombreux auteurs plutôt qu'une pensée académique très spécialisée et territoriale.
Ce travail devient aussi un exercice nouveau pour le blogueur, qui se met à suivre les actualités complètement différemment pour saisir au bond l'idée ou le fait qui inspirera son prochain billet.
Les lecteurs, eux, réagissent plutôt favorablement. C. Lemieux s'efforce d'intervenir le moins possible pour offrir l'espace des commentaires aux internautes et ne pas s'imposer comme expert. À plusieurs reprises, des conversations naissent entre lecteurs qui peuvent même dériver par rapport au billet initial. Peu importe, ce qui compte c'est que les gens s'emparent de la discussion et l'amènent là où cela les intéresse
. Les commentaires viennent le plus souvent critiquer ou contester ce qui se dit, mais plus d'un quart relèvent de la discussion et l'analyse… pas toujours dans le sens que l'on attend : C. Lemieux reçoit pour moitié des compliments et des remerciements, bien plus que de critiques
, alors que celles-ci fusent entre commentateurs !
En guise de bilan
Alors, où se place Cyril Lemieux dans la typologie proposée par les auteurs :
- expert (celui dont la parole est objective et politiquement neutre)
- engagé (celui dont les engagements politiques et moraux s'inscrivent dans la continuité de ses recherches)
- vulgarisateur (celui qui se fait pédagogue)
- grand intellectuel (une figure rare incarnée par exemple par Pierre Bourdieu)
- ou promeneur (celui qui rend compte sur un mode subjectif de son activité et du monde de la recherche) ?
Les auteurs ne répondent pas, sans doute parce que pour eux C. Lemieux ouvre une nouvelle voie, celle d'une "sociologie publique" qui va contre l'injonction souvent adressée au sociologue d'incarner le rôle d'expert du social
. Cette forme d'intervention, qui ne s'appuie pas sur la revendication d'une autorité scientifique qui irait de soi, mais sur la mise en œuvre et la mise en discussion d'une compétence proprement sociologique
qu'est la capacité à mettre en relation des faits et des interprétations de sciences sociales
, semble être faite pour la blogosphère. Elle continue à s'y retrouver dans les blogs de Denis Colombi ou de François Briatte et Joël Gombin — et pour C. Lemieux, elle s'incarne dans la chronique qu'il tient aujourd'hui sur France Culture.
Commentaires
C'est de la public sociology à la française, absolument. Ce qui est agréable, c'est qu'elle a perdu une grande partie des oripeaux grotesques d'une partie des intellectuels de gouvernement (cf. Gérard Noiriel, Les Fils maudits de la République), c'est-à-dire qu'elle s'est émancipée de tout ce qui compose les chroniques politiques d'Alain-Gérard Slama (en substance, un verbe racé mis au service de commentaires généralement absurdes, parce que construits sur les médiocres sondages que donne à lire le Figaro ; je recommande ces chroniques, toutefois, parce qu'il est amusant d'entendre Tocqueville et Constant mis au service de la disparition des États-providence).
Il y a (au moins) un bon texte sur la public sociology dans le dernier numéro d'ARSS.
@Fr. > Concernant la sociologie publique, les auteurs citent bien l'article de Burawoy de 2005, traduit en français dans ce numéro d'ARSS.
Merci de m'avoir inséré au Panthéon (ça et l'Académie, c'est mon objectif de carrière). Une partie des billets est bien liée à mes recherches, mais pas vraiment au débat public : je limite souvent les "points d'accroche" qui pourraient servir aux commentaires en usant d'un certain flou. S'ajoute à cela l'absence de ligne éditoriale sur mon blog (la seule contrainte : pas plus d'un billet par jour)...
Merci pour la citation aussi ! Je rejoins Fr. dans sa fascination pour les chroniques d'Alain Gérard Slama : je me souviens qu'il a récemment soutenu, dans la même chronique, que le PS était en difficulté parce que trop marxiste - ce qui vaut déjà son pesant de cacahuète - et parce que trop proche de l'UMP...